22 août 2011

A SCANNER DARKLY - Substance Mort & Rotoscopie

"Mon idée maîtresse est que le monde entier dans lequel nous vivons est dokos (mot grec concernant de fausses pièces de monnaie si bien imitées qu'elles étaient autorisées à circuler), une imitation très habile, très complexe et très sophistiquée. Mais derrière ce monde contrefait qui nous entoure se cache le monde réel, et la grande quête de l'homme consiste à crever cette contrefaçon étonnamment parfaite pour accéder au monde véritable qu'elle dissimule." Philip K. Dick.
Substance Mort [Extrait] :
« Chers membres de l’Anaheim Lions Club, entonna l’homme au micro, c’est une rare occasion qui nous est offerte cet après-midi ; en effet, le comté d’Orange nous fournit la possibilité d’entendre – ainsi que de questionner – un agent secret de la brigade des stupéfiants, rattaché au bureau du shérif d’Orange County. » Il rayonnait, ce personnage au complet gaufré rose et à la large cravate en plastique jaune, à la chemise bleue et aux chaussures de similicuir ; c’était un gros lard ; bardé d’âge mûr, aussi ; et bardé de satisfaction même quand il n’y avait vraiment pas de quoi.
À l’observer, l’agent secret sentit monter une nausée.
« Vous remarquerez, s’il vous plaît, poursuivit l’hôte du Lions Club, que cet individu assis à ma droite est tout juste visible ; il est en effet vêtu de ce qu’on nomme un complet brouillé, et qui est le même costume exactement qu’il porte – en fait, qu’il doit porter – durant l’exercice de certaines parties – en fait, de la plupart – de ses activités quotidiennes en tant que représentant de la loi. Il vous en expliquera lui-même le pourquoi. »

L’assistance, qui reflétait au-delà de toute espérance les qualités de l’hôte, observa l’individu au complet brouillé.
« Cet homme, déclara l’hôte, que nous appellerons Fred car tel est le nom sous lequel il communique ses rapports, une fois revêtu du complet brouillé, ne peut être identifié ni par la voix – même par quelque technique d’empreinte vocale – ni par l’apparence. Il offre l’aspect, vous en conviendrez, d’un vague gribouillis et rien de plus. N’ai-je pas raison ? » Il lâcha un gros sourire. L’assistance, à qui la drôlerie de la chose n’échappait pas, en grimaça aussi quelques-uns.
Le complet brouillé était une invention des laboratoires Bell, due à un employé nommé S.A. Powers, qui tomba dessus par hasard. Quelques années auparavant, Powers avait expérimenté quelques substances désinhibitrices affectant les tissus nerveux. Un soir, après s’être administré une intraveineuse, jugée sans danger et légèrement euphorisante, il avait subi une baisse catastrophique de liquide GABA à l’intérieur du cerveau. Subjectivement, il avait alors assisté à une projection de phosphènes bariolés sur le mur de sa chambre, un montage toujours plus frénétique de ce que, sur le moment, il considéra comme des toiles abstraites contemporaines. Au cours d’une transe de six heures environ, S.A. Powers avait vu des Picasso se chasser l’un l’autre selon un rythme ultra-rapide ; puis ç’avait été le tour de Paul Klee, plus de toiles que l’artiste n’en avait peintes durant sa vie. Alors que des Modigliani se succédaient sous ses yeux à la vitesse grand V, Powers avait présumé (on a besoin de théories pour tout) que les Rose + Croix lui projetaient télépathiquement des tableaux, aidés sans doute par un système avancé de micro-relais ; plus tard Kandinsky se mit à le harceler, il se rappela que le principal musée de Leningrad se spécialisait dans ce genre d’art moderne, et décida que les Soviets essayaient d’entrer télépathiquement en contact avec lui.

Au matin, il se rappela qu’une diminution radicale du liquide GABA provoquait normalement une telle apparition de phosphènes. Personne n’essayait d’entrer en contact télépathique avec lui, avec ou sans micro-relais. Mais l’incident lui donna l’idée du complet brouillé. À la base, il s’agissait de relier un quartz à un mini-ordinateur dont les mémoires contenaient jusqu’à un million et demi d’images fragmentaires de la physionomie d’individus divers : hommes, femmes, enfants ; chaque variante encodée était ensuite projetée omnidirectionnellement sur une membrane ultra-fine, sorte de linceul assez grand pour envelopper un humain de taille moyenne.
À mesure que l’ordinateur parcourait ses mémoires, il programmait chaque couleur d’œil, de cheveu, imaginable, chaque forme de nez, chaque type de dentition, toutes les morphologies osseuses du visage – la membrane affichait à chaque microseconde les caractères physiques projetés, puis passait à la configuration suivante. Afin d’augmenter l’efficacité de son invention, S.A. Powers avait programmé l’ordinateur de manière à randomiser la séquence des traits sélectionnés à l’intérieur de chaque ensemble. Afin de baisser le prix de revient (ça plaisait toujours aux fédéraux), il trouva pour sa membrane un produit dérivé que fabriquait une grosse firme déjà liée à Washington.

En toutes circonstances, le porteur du complet brouillé était Monsieur-Tout-le-Monde et chaque combinaison (il entrait jusqu’à un million et demi de bits dans la programmation de certaines d’entre elles) était affichée en l’espace d’une heure. Toute tentative de description de l’individu – homme ou femme – devenait absurde. Il va sans dire que S.A. Powers avait programmé sa propre morphologie dans l’ordinateur, de manière que ses traits, dissimulés parmi cette permutation frénétique, fissent surface… environ tous les cinquante ans, d’après ses calculs, et que son portrait put ainsi être recomposé, selon la durée de chaque costume. Ce fut ce qu’il trouva de mieux pour prétendre à l’immortalité.
« Et on applaudit le gribouillis ! » tonna l’hôte. Une ovation suivit.
À l’abri dans son complet brouillé, Fred, qui était aussi Robert Arctor, gémit et pensa : c’est épouvantable.
Tous les mois, un agent secret des stupéfiants était désigné au hasard pour parler devant une assemblée d’ahuris telle que celle-ci. Aujourd’hui, c’était son tour. Il comprit en examinant son public à quel point il haïssait les straights. Ils pensaient tous que c’était du tonnerre, cette réunion. Ils souriaient. On leur donnait du spectacle.
Peut-être, à cet instant même, les innombrables éléments de son costume venaient-ils d’afficher S.A. Powers.

« Mais redevenons sérieux un moment, poursuivit l’hôte. Cet homme… » Il avait un trou.
« Fred », fit Bob Arctor. S.A. Fred.
« Fred, c’est ça. » Revigoré, l’hôte entonna la suite en direction de l’assistance. « Voyez-vous, la voix de Fred rappelle celles qu’on entend dans les banques drive-in de San Diego : entièrement programmée et dépourvue de timbre, une voix de robot. Elle ne laisse pas la moindre marque sur nos esprits, et il en va de même lorsqu’il rend compte à ses supérieurs du, ah, du programme antidrogue d’Orange County. » Silence lourd de sens. « Ces agents risquent gros, voyez-vous, car les forces de la drogue, nous le savons bien, ont réussi à s’infiltrer avec une habileté surprenante dans les divers appareils légaux, et ce à travers tout le pays ; en tout cas, il est bien possible qu’ils y soient parvenus, selon l’avis de nos meilleurs experts. D’où, pour ces hommes dévoués à leur tâche, la nécessité du complet brouillé. »

Légers applaudissements à l’adresse du complet brouillé. Et la foule des regards pleins d’espoir qui s’accrochent à Fred, tapi sous sa membrane.
« Toutefois, pour remplir sa mission particulière, ajouta l’hôte en conclusion, tandis qu’il s’écartait du micro pour céder la place au gribouillis, Fred ne porte pas cette tenue. Il s’habille comme vous et moi, enfin il emprunte la panoplie hippie de ces diverses sous-cultures qu’il sonde infatigablement. » L’hôte fit signe à Fred d’approcher du micro.



Le Film :
Présentation de l’éditeur :
Dans une Amérique imaginaire livrée à l’effacement des singularités et à la paranoïa technologique, les derniers survivants de la contre-culture des années 60 achèvent de brûler leur cerveau au moyen de la plus redoutable des drogues, la Substance Mort.
Dans cette Amérique plus vraie que nature, Fred, qui travaille incognito pour la brigade des stups, le corps dissimulé sous un « complet brouillé  », est chargé par ses supérieurs d’espionner Bob Arctor, un toxicomane qui n’est autre que lui-même.
Un voyage sans retour au bout de la schizophrénie, une plongée glaçante dans l’enfer des paradis artificiels.

A Scanner Darkly [Trailer - VOSTFR]



A Propos Du Film
"Avec A Scanner Darkly, Richard Linklater signe une œuvre hors-normes à contre courant des autres adaptions habituelles ; préférant recentrer son propos uniquement sur son personnage principal plutôt que sur un monde fantasmé. Nous sommes donc en Californie, dans un futur proche qui ressemble à s'y méprendre à la Californie actuelle. Rien n’a vraiment changé si ce n’est qu’une nouvelle drogue, la Substance M, a complètement envahi les États-Unis. Pour contrer un cartel de la drogue sans cesse grandissant, la police multiplie les agents infiltrés et a même créé, pour l’occasion, une combinaison spéciale permettant de garder l’anonymat en toutes circonstances. Composée de tissu blanc, cette combinaison intégrale a la particularité de projeter plus d’un million de visages, de personnalités holographiques en temps réel, garantissant à son porteur un anonymat total tant au niveau du physique que de la voix. C’est ainsi que nous suivons l’agent Bob Arctor en charge d’infiltrer un petit groupe de revendeurs suspectés d’appartenir à un gros réseau de trafiquants.

A Scanner Darkly étonne avant tout par son visuel. Pratiquant la technique de la rotoscopie (à savoir filmer ses acteurs en situations réelles, puis retravailler ensuite les images en apposant une texture 2D, un peu comme dans un dessin animé), le film revêt ainsi un caractère étrange coincé en la réalité telle que l’on la connaît et l’irréalité de certains objets et des personnages. Une déformation constante qui pousse le spectateur dans une spirale tronquée dont il ne connaîtra les aboutissants qu’à la toute fin du film. De ce fait, Richard Linklater prend un malin plaisir à brouiller les pistes et à nous embarquer dans de grandes scènes de paranoïa aiguë, proches, dans l’esprit, de Las Vegas Parano. Des scènes sans queue ni tête (cf. scène dans la dépanneuse) qui alternent sans cesse avec les réflexions/méditations du personnage principal incarné par Keanu Reeves, sans cesse perdu entre sa vie de policier et celle d’agent infiltré.
A Scanner Darkly est donc un film atypique tant sur le propos que sur la forme et qui a le mérite de montrer une autre vision de l’œuvre de Philip K. Dick, plus centrée sur des questions philosophiques (questionnements sur le moi, la finalité de la vie) que sur des décors futuristes bodybuildés aux effets numériques." (Auteur : DrBou)

A Propos De Philip K.Dick
Publié pour la première fois en 1952, Philip K. Dick (1928-1982) s’oriente rapidement, après des débuts assez classiques, vers une science-fiction plus personnelle, où se déploient un questionnement permanent de la réalité et une réflexion radicale sur la folie. Explorateur inlassable de mondes schizophrènes, désorganisés et équivoques, Philip K. Dick clame tout au long de ses oeuvres que la réalité n’est qu’une illusion, figée par une perception humaine imparfaite.
L’important investissement personnel qu’il plaça dans ses textes fut à la mesure d’une existence pour le moins instable, faite de divorces multiples, de drogues, de tentatives de suicide ou de recherches mystiques.
Considéré comme l’un des grands auteurs de science-fiction, Philip K. Dick se retrouve depuis quelques temps très prisé par le cinéma et ce depuis l’avènement des effets numériques. Films à gros budgets (l’incontournable Blade Runner - Les androïdes rêvent-ils de mouton électrique ? ), réalisateurs en vogue (Steven Spielberg pour Minority Report - Rapport minoritaire), stars ultra-médiatisées (Arnold Schwarzenegger pour Total Recall - Souvenirs à vendre), tous ont contribué à la popularité de l’auteur américain. Pour autant, peu d’entre eux ont su cerner les obsessions de l’écrivain (interrogations sur l’individu en temps que personne, place de nos vies dans une société de plus en plus déshumanisée…) et constaté que l’apport de la science-fiction n’était là que pour servir un propos et non le supplanter.

"Il y a un devenir minoritaire de la littérature qui est la seule façon pour elle de se livrer à une création qui soit aussi une résistance."  Gilles Deleuze

Sources & Liens

DL

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